Tierno Monénembo : « je suis le rescapé d’une dictature »
Son formidable roman « Saharienne indigo » revient sur le camp B des années Sékou Touré, une période clé pour l’écrivain guinéen.
Deux femmes et la Guinée, tel pourrait être le sous-titre du dernier et formidable roman de Tierno Monénembo, Prix Renaudot 2008 pour Le Roi de Kahel (Seuil) et chroniqueur du Point Afrique. Il nous l'avait confié lors d'une causerie réalisée à la rentrée littéraire du Mali, à Bamako : une jeune fille incarnerait l'histoire récente de son pays natal dans son prochain roman. La voici donc, la jeune Néné Fatou Oularé, que l'on appelle Atou.
Devenue Véronique et parisiennne, elle vit dans ce quartier de la Mouffe, toute dévouée à celui qu'elle promène dans son fauteuil roulant, et se montre fort agacée, voire exaspérée, par les interpellations d'une voisine de rue, une certaine madame Corre, qui ne cesse de vouloir lui faire raconter sa vie.
T.M : Nous, Africains, nous sommes comme ça : nous passons notre vie à soutenir des marchands d’illusions qui se révèlent pires que leurs prédécesseurs dont on avait applaudi la chute. C’est peut-être ça, la forme la plus achevée du désespoir...
Le Point : En quoi les femmes vous ont-elles ouvert la porte romanesque sur votre pays ?
Tierno Monénembo : D’abord, ma naissance. J’habite un pays qui s’appelle Femme. Oui, Guinée veut dire femme en langue nationale soussou. Ensuite, mon éducation. J’ai grandi sous les jupes ou plutôt sous les pagnes de mes grands-mères et de leurs coépouses. C’est à elles que je dois tout : mes pages d’hier, mes pages d’aujourd’hui autant que mon sang.
D’où ma tendance à idéaliser les femmes. Elles peuplent tous mes romans et c’est toujours elles qui y tiennent le beau rôle. Je savais en revenant en Guinée en 2012, après quarante ans d’exil, que j’écrirais un roman sur une jeune fille d’aujourd’hui qui porterait sur elle tous les traumatismes du pays.
Pourquoi le sujet du camp B arrive-t-il à ce moment de votre parcours littéraire ? Est-ce parce que vous vous êtes réinstallé au pays natal ?
Ce sujet a toujours été là, dans mes tripes, dans mon cœur, dans les zones obscures de ma psyché. Mais c’est seulement maintenant que j’ai la force d’en cracher les mots.
Qu’inspirent au romancier les deux mots camp et dictature ?
L’horreur, le dégoût, la révolte sans limites, la révolte sans fin. Ces deux mots évoquent pour moi la part la plus bestiale de l’être humain. Je suis le rescapé d’une dictature et, au cours de mes nombreuses pérégrinations à travers le monde, je me suis rendu compte qu’ils étaient très nombreux, mes semblables.
À Lyon, au milieu des années 1970, pendant les vacances, il ne restait à la cité universitaire que ceux qui ne savaient pas où aller : les rescapés du goulag, ceux du Shah d’Iran, ceux de Pinochet, de Mobutu, de Videla, etc. Quand je rencontre les anciens pensionnaires des camps, j’ai tout de suite envie de les embrasser, qu’ils soient juifs, palestiniens, chiliens, soviétiques, albanais.
Vous qui êtes du monde entier ou presque, et de Bamako notamment, comment voyez-vous une partie de la population malienne, et du continent africain avec elle, soutenir la junte au pouvoir ?
Nous, Africains, nous sommes comme ça : nous passons notre vie à soutenir des marchands d’illusions qui se révèlent pires que leurs prédécesseurs dont on avait applaudi la chute. C’est peut-être ça, la forme la plus achevée du désespoir.
Quelle est l’importance de ce quartier parisien dit de la Mouffe, si vivant dans votre roman Saharienne indigo, dans votre biographie aussi ?
J’y ai vécu au début des années 1980. Pour moi, c’est l’un des quartiers les plus attachants de Paris. C’est très souvent que les lieux et les personnages s’imposent à moi sans me demander mon avis d’écrivain. C’est le cas de la rue Mouffetard et donc de cette madame Corre devenue, je ne sais trop comment, un personnage essentiel du roman.
Et pour sourire, comme vos personnages, celle des discothèques dans votre vie ? Et votre Oxygène (nom de la boîte de nuit du livre) à vous ?
Dans les années 1970, à Abidjan, nous, les réfugiés guinéens, nous pouvions passer jusqu’à cinq jours sans manger. Alors, nous avons pris l’habitude de rôder autour des bars. Les hommes offrent facilement à boire, beaucoup plus difficilement à manger, Quant aux boîtes de nuit, où j’ai passé une bonne partie de mon existence, elles sont, pour moi, la plus belle métaphore du destin : on s’y retrouve sans s’être donné rendez-vous. On passe un bon moment ensemble, puis on se quitte sans plus jamais se revoir.
Pourquoi l’antagonisme ethnique a-t-il pris autant de place dans la Guinée contemporaine, alors que, face aux colonisateurs, la cohabitation avait été possible entre les entités peule et malinkée dans le sillage, entre autres, d’Alpha Yaya Diallo et de Samory Touré, des héros nationaux contre la pénétration française ?
L’antagonisme ethnique n’a jamais pris de place en Guinée, ni hier ni aujourd’hui. Nous n’avons que de mauvais dirigeants. Au fond, il n’ y a pas de véritable ethnie en Guinée, notamment quand il s’agit des Peuls et des Malinkés, sans doute, les deux ethnies les plus brassées du monde soudano-sahélien. Savez-vous que la moitié de ceux qui se disent peuls au Fouta-Djalon sont des Malinkés et que la moitié de ceux qui se disent Malinkés en Haute-Guinée sont des Peuls ?
En revanche, la manipulation politique de l’ethnie a atteint chez nous des proportions jamais vues ailleurs, surtout au temps de Sékou Touré. On se souvient de la fameuse phrase que celui-ci avait lancée au vu et au su de tous : « Je déclare la guerre aux Peuls. » Pourtant, il n’y a pas eu de guerre civile. Après sa mort, Lansana Conté s’en était pris sur le même ton aux Malinkés. Il n’y a pas eu de guerre civile non plus.
Amorcée sous l’empire du Ghana, fortifiée dans les creusets du Tékrour, du Mali, du Songhaï, du Macina, du Fouta-Djalon et du royaume de Ségou, notre unité nationale est plus solide que le roc. Je connais des pays africains où ce genre de discours aurait irréversiblement semé le chaos. La Guinée est le seul pays d’Afrique de l’Ouest à n’avoir jamais connu ni sécession, ni guerre civile, ni mouvement séparatiste.
Dans le contexte politique actuel, quelle formule de gouvernance sociale apparaîtrait pertinente pour rassembler les Guinéens autour des valeurs de démocratie, d’intégration et de panafricanisme ?
Il n’y a pas, en l’occurrence, de formule toute faite. La démocratie, c’est comme l’eau : elle prend la forme du récipient qui la contient. Cela dit, les Guinéens qui sont déjà rassemblés, comme le suggèrent mes propos ci-dessus, sont prédisposés aux valeurs de démocratie et de panafricanisme. Ce qui nous manque, ce sont des textes clairs et des hommes clairvoyants et suffisamment vertueux pour les mettre en application.
AvecLepoint.fr
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