Abdoulaye Barry ADLaM:" une communauté doit utiliser sa langue"
«Si vous perdez votre langue, vous perdez votre culture, votre histoire et votre développement retarde», dit Abdoulaye Barry. En séjour en Guinée, M. Barry a bien voulu échanger avec La Lance sur les avancées de ADLaM et l’importance pour une communauté d’utiliser sa langue.
La Lance : D’où vous est venue l’idée de créer l’écriture pular ADLaM ?
Abdoulaye Barry : Avant l’avènement des téléphones, les gens s’envoyaient de lettres écrites en pular mais avec l’alphabet arabe. Le destinataire non-initié est obligé de demander à quelqu’un d’autre de lui lire la lettre. Il y a des sons en pular qui n’existent pas dans l’alphabet arabe. Si vous voulez écrire ‘’sang’’ ou ‘’chaussure’’ en pular avec l’alphabet arabe, vous n’avez pas les lettres correspondantes. Ce qui rendait difficile la compréhension de certains écrits.
Quand notre papa lisait des lettres des gens qui venaient le voir pour cela, nous nous sommes rendus compte, mon frère Ibrahima et moi, des difficultés qu’il y a à transcrire certains éléments notre langue avec l’alphabet arabe. A la question de savoir s’il y avait une autre façon plus facile de faire, le papa a dit que non. Qu’il ne connait que l’alphabet arabe pour lire et écrire le pular.
Nous avons ainsi promis à notre papa qu’on va créer un alphabet qui va permettre d’écrire tous les sons en pular. C’est ainsi qu’on s’est mis à l’œuvre, j’avais presque 11 ans et mon frère près de 15 ans. On a travaillé jusqu’à obtenir les 28 lettres.
C’est quoi aujourd’hui ADLaM en termes d’évolution ?
L’écriture a évolué. Avant, on écrivait à la main ; pour multiplier les livres, il fallait photocopier. Nous d’ailleurs, nous utilisions les papiers carbones, parce qu’il n’y avait pas de photocopieuses. Une fois aux Etats Unis, nous avons pu travailler avec une entreprise qui nous a permis d’écrire ADLaM avec un ordinateur. Mais puisque ADLaM n’était pas codée, si vous envoyez un texte à quelqu’un qui n’a pas le même système, l’écriture sort en arabe. Heureusement, en 2016, l’écriture a été codée par l’Unicode, une organisation qui s’occupe de la gestion du codage des tous les alphabets du monde. A partir de là nous avons commencé à intégrer les différents systèmes.
Quels sont les systèmes qui ont intégré l’alphabet ADLaM ?
L’entrée à l’Unicode a levé le plus grand obstacle. Mais ce n’était pas fini. ADLaM eu la chance d’avoir été codée en même temps que l’écriture d’une tribu indienne aux Etats Unis. Eux aussi se battent pour faire revivre leur langue, ayant été dominés par le système anglosaxon. Il y avait un ingénieur à Google qui était intéressé par le travail lié à l’écriture de ces indiens.
Il a découvert ADLaM à travers The Atlantic Magazine, un mensuel culturel américain qui avait fait un grand article sur l’alphabet ADLaM. Après cet article plusieurs organisations médiatiques nous ont appelés, tels que CBS, MBC, CNN, BBC. Ainsi, cet ingénieur nous a fait appel et dit qu’il est intéressé par notre histoire. Nous avons été invités au siège de Google en Californie, où nous avons fait une présentation.
Ils ont trouvé que c’est intéressant et Google a décidé dès ce jour de soutenir l’alphabet dans tout leur système. C’est ainsi qu’ils ont recruté Monotype, une entreprise qu’ils ont chargée de dessiner deux polices : une qui permet d’écrire avec des lettres jointes et une avec des lettres non jointes. Vers la fin de 2017, ADLaM a été introduite dans la version 8 d’Android. Ils ont créé un clavier pour nous, chose qui était unique. Ils ont introduit l’alphabet dans le système d’exploitation de Chrome.
Microsoft ayant vu le travail de Google a exprimé son intérêt. On s’est rencontrés à la conférence de l’Unicode qui a eu lieu en Californie. Ils ont présenté le travail qu’ils étaient déjà en train de faire sur l’alphabet. Nous avons ensemble corrigé leur travail et en 2019, ils ont sorti Windows 10, la version 19, dans laquelle ils ont intégré ADLaM. Comme Google, Microsoft a créé un clavier pour ADLaM et a recruté une entreprise pour créer une police de caractère. Ils ont ainsi créé Ebrima qu’on trouve dans Windows 10. Ils ont créé Kigeria, une autre police pour les programmes de Office (Word, Excel, Power Point).
Le travail de Microsoft, les articles et le livre qu’ils ont publiés sur l’alphabet ont motivé Apple. Le travail fait par Apple est l’une des avancées les plus notables de ADLaM. Ils ont traduit certains aspects de leur système d’exploitation à ADLaM. Le système de verrouillage, le calendrier, la date et l’heure, les contacts (noms et numéros), vous pouvez tout programmer en alphabet ADLaM. Aujourd’hui, celui qui a Apple avec le système AOS15.1 ou 15.2 est bien servi.
Pour le moment, seul ADLaM et l’alphabet éthiopien ont des claviers intégrés dans le système d’opération. Même les autres écritures basées sur l’alphabet latin n’ont pas un clavier intégré. Cela montre l’intérêt qu’ils ont à la créativité, à l’originalité. Oracle a intégré l’alphabet ADLaM dans son système Java, pour la programmation. Nous avons déjà un site d’information Tabaldè en alphabet ADLaM.
Combien tout ce travail vous coûte et qui finance vos activités ?
Toutes les entreprises qui ont fait ce travail l’ont fait à leurs frais. Tout ce qu’on a payé, c’est souvent nos frais de déplacement, le temps et les efforts qu’on fournit pour faire les corrections. Ces frais de déplacement sont pris en charge par l’organisation Winden Jangen ADLaM qui est aux Etats Unis et dont je salue les efforts. Cette organisation qui a des antennes dans presque tous les pays d’Afrique, a aidé à financer toutes les activités aux Etats Unis et en Guinée.
Comment vulgarisez-vous l’écriture ?
La promotion se fait à la base, avec les initiatives locales. En Guinée, l’Etat n’a pas encore décidé d’intégrer nos langues et écritures dans le système éducatif. C’est pourquoi tous nos efforts sont concentrés à la base, où il y a quand même des centres de formation et des gens motivés. Quand je suis allé récemment à N’Zérékoré, les structures locales m’ont obligé de faire des stops pour voir ce qui se passe à Guéckédou, Kissidougou.
Il y a un grand travail qui se fait donc dans les régions, mais il faut plus parce qu’il y a encore des gens qui ne sont pas au courant de l’existence de l’alphabet ADLaM. Alors qu’au-delà des 28 caractères, il y a six autres qui permettent d’écrire les autres langues de la Guinée et de l’Afrique. Il y a des caractères qui permettent d’écrire le ‘’Kha’’ en soussou et le ‘’Kpa’’ en Kpèlè sans avoir besoin de mettre un signe diacritique sur la lettre. Ce qui veut dire qu’un Soussou ou Kpèlè peut bien se servir de ADLaM pour écrire sa langue sans problème.
L’écriture est apprise donc par des communautés autres que celle peule ?
Je suis au courant des efforts de la part des Hawsa aux Nigéria. Ils transcrivent le Hawsa en ADLaM pour former leur communauté. En Guinée ici aussi j’ai entendu parler d’un qui apprenait l’écriture pour transcrire le Kpèlè à N’Zérékoré.
Travaillez-vous avec les autres organisations pour amener l’Etat à intégrer nos langues dans le système éducatif national ?
C’est l’un des objectifs de ma présence ici, rencontrer les autorités pour voir dans quelle mesure on peut intégrer nos langues nationales dans le système éducatif. Je le dis souvent, après les indépendances, c’est l’Afrique seule qui a fait le choix de poursuivre l’éducation dans les langues coloniales. Les pays asiatiques et d’autres ont été aussi colonisés, mais quand ils ont eu leur indépendance, ils se sont retournés vers leur langues respectives.
L’UNESCO a fait une étude qui a prouvé que les enfants qui combinent le français et leurs langues maternelles sont plus performants que ceux qui étudient dans la seule langue étrangère. Aucun pays du monde ne s’est développé dans la langue d’un autre. Je demande donc à nos autorités de se rendre compte que si on veut développer notre pays et intégrer tous les citoyens considérés comme analphabètes puisqu’ils n’ont pas été à l’école du colon, mais qui sont productifs dans le secteur informel, nous devons utiliser nos langues.
Ainsi, ces nombreuses personnes qui sont aujourd’hui hors du circuit, n’auront besoin que d’apprendre à écrire pour pouvoir transmettre leur connaissance. Nous avons un monsieur qui a étudié ADLaM et écrit plus de 20 ouvrages, il n’écrit pas et ni lit pas le français.
Je ne suis pas sûr qu’il aurait pu écrire autant s’il était obligé de penser en pular et écrire en français. Nous allons nous ajouter aux organisations qui sont ici pour voir dans quelle mesure le CNT peut introduire l’étude de nos langues dans la nouvelle constitution et amener le ministère à en faire une politique.
Quel appel à l’endroit de vos concitoyens ?
Je demande aux décideurs de faire des efforts pour le développement de nos langues. La langue est un outil très puissant. La langue est le véhicule de la culture, si vous la perdez vous perdez une grande partie de votre culture, de votre histoire, et cela retarde notre développement. Il faut se rendre compte que la différence réside dans l’effort. Aucune langue ou écriture n’a une exclusivité sur le développent, tout dépend des efforts fournis dans la recherche et la promotion des acquis.
Source: La Lance
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