Disparition de Williams Sassine: la mort d'un juste ( Tierno Monenembo )
« L’écrivain Guinéen Tierno Monénembo avait déjà fait signe à votre satirique pour pleurer Sassine euh…présenter ses condoléances. Mais il n’a pas pu résister longtemps à l’envie de donner aussi un coup de griffe. Un écrit peut-être vain… » Tel était le chapeau de l’hommage qu’avait rendu Tierno Monénembo à Williams Sassine, célèbre animateur de la rubrique Chronique Assassine, décédé le 9 février 1997. Cette année, en souvenir de l’écrivain, nous publions cet hommage de Tierno paru dans Le Lynx N° 259 du 10 mars 1997. Bonne lecture !
L’ennui avec Williams Sassine, c’est qu’il n’a jamais été commode. Il aura passé sa vie à agacer les uns et à défier les autres. Il venait toujours travesti là où on le conviait et surgissait avec ses gros mots et ses incroyables pieds-de-nez là où on ne l’attendait pas. Assurément, c’était un sale petit garnement fait avant tout pour éreinter ceux qui s’efforçaient encore de l’aimer, irriter les puissants et stupéfier les imbéciles.
Avec un tel foutu caractère, impossible de vivre longtemps au pays de Boiro et de Sékou Touré ! Quoi, un homme pas plus grand et pas plus fils-à-papa que vous et moi et qui prétendrait quand même ne pas se laisser piéger ou corrompre, séduire ou amadouer, où a-t-on vu ça ?… Bref, dès le début, il était commandé à jouer solo dans cette société sans grandeur qui est devenue la nôtre. Dans un pays écrasé par la paresse d’esprit et par le conformisme, il était la tête de Turc idéale pour essayer les mesquineries et les quolibets.
Je me souviens de ce cadre international sénégalais établi à un moment à Conakry, et qui m’avouait il y a peu, avoir demandé à quitter la Guinée parce que choqué par la façon dont on traitait l’auteur de « Le jeune homme de sable », son livre de chevet. Pour éluder ses brûlantes questions sur les mœurs et coutumes littéraires de chez moi, je lui avais sorti un vague laïus sur l’éternelle méprise entre le public et l’œuvre, l’écrivain et ses contemporains, apparemment sans réussir à lui enlever l’air suspicieux avec lequel il me regardait.
Je crains que la mort de notre célèbre compatriote ne soit l’occasion d’un nouveau malentendu. Je vois d’ici les torrents de larmes, les gerbes de fleurs ! Les hypocrites vont pouvoir lui élever des stèles et les criminels lui tresser des couronnes !
Enfin, il devient commode, ce cher petit Sassine ! Commode et bien gentil : il se laisse caresser les joues sans réagir, sans nous cracher à la figure son dégoût de nos crimes et de nos renoncements. Ah, le beau petit mort qu’il peut faire ! Normal, il était un peu notre Indien à tous. Et les Indiens, c’est connu, ne sont vraiment beaux que quand ils sont morts.
Seulement voilà, Sassine n’a pas besoin de nos attristions et de notre reconnaissance, encore moins des flonflons romantiques d’une hypothétique postérité. En vérité, il ne nous a jamais rien demandé. S’il est une chose qu’il aurait peut-être sollicitée, mais sa modestie et sa pudeur en auraient trop souffert, ce ne serait non pas de le comprendre ou de l’aimer lui, mais de tâcher de réfléchir pour une fois sur l’état de notre pays et sur cette abominable fin de siècle, afin de retrouver en commun, ce minimum d’intelligence du cœur et l’esprit sans lequel il n’y a pas d’avenir et peut-être pas de patrie tout simplement. Alors de grâce, arrêtons-là nos épanchements de vieux tartufes et tournons-nous vers l’essentiel : son œuvre et le brillant esprit qui l’a imaginée et façonnée jour après jour.
Car en dépit de tous les artifices dont il aura usés pour nous le faire oublier, ce Monsieur avait une œuvre, certainement la plus sincère et la plus originale de sa génération. Mieux, comme tous les grands génies, il était lui-même une œuvre, celle de sa sensibilité propre et de sa singulière expérience du monde. Il avait compris très tôt que l’édifice littéraire ne s’arrêtait pas au champ fertile mais clos de la prose, que son créateur devait y aller de sa personne aussi bien pour la précéder que pour la prolonger vers les autres imaginaires et les autres humanoïdes vivants ou morts.
Créer un livre ne suffit pas, encore faut-il se laisser métamorphoser par son imagination. A ce tire, Sassine était le père mais aussi le fils de Saint-Monsieur Bally, cet apôtre des temps modernes féru de bonté et de droiture, mais que les soubresauts d’une misérable époque finiront par jeter à la canaille. L’édifice qu’il a bâti de ses propres mains est inébranlable même dans un pays où l’on a pris l’habitude de briser tout ce qui tient debout, de piétiner toute valeur humaine. Inébranlable, parce que fait par un grand style, avec un matériau inimitable, celui de ses passions, de ses doutes, de ses phobies et de ses rêves.
Le tout a donné l’un des plus beaux morceaux de la littérature africaine. Mais aussi un garçon généreux mais pessimiste, amoureux des gens et de la vie, engagé dans la cité mais foncièrement sceptique sur les vertus cardinales de ce monde.
Il suffisait, pour s’en convaincre, d’observer son émouvante tignasse de métèque où les questions à force de s’accumuler, avaient fini par former d’abondantes boucles qu’aucune espèce de réponse ne pouvait plus démêler. Dans son regard clair et tendre, la lucidité infaillible de ceux qui en ont suffisamment appris sur la nature profonde de l’homme pour se fier au premier venu. Mathématicien, mais tenté par l’absurde ; grand rigolard possédé par l’humour cruel des grands cœurs trahis, Sassine n’aurait sans doute pas dégainé la compagnie des pessimistes invétérés et un rien misanthrope que sont Hasek ou Cioran, Kafka ou Alfred Jarry.
C’est peu dire que la Guinée a perdu un grand écrivain. Elle a aussi peut-être perdu le plus beau, le plus pur de ses enfants. Hélas, les purs ne sont pas faciles à vivre ! Les purs ne vivent jamais longtemps. Les pauvres, ils ne comprennent pas grand-chose aux rêveurs néanmoins capables de se transformer en dangereux petits gêneurs. Il est normal qu’à la longue tout le monde leur tombe dessus, les uns avec de perfides crocs-en-jambe, les autres avec des baisers de vipère ou d’anaconda.
Mais eux se contentent de compter les coups d’un air simplement assuré pour mesurer sans doute jusqu’où veut aller la part bestiale de l’homme. Et quand ils sont terrassés, épuisés, ils s’achèvent eux-mêmes de peur de nous laisser avec plus de péchés que nous n’en avons déjà sur les mains.
Mais, me direz-vous, à force, un Guinéen de plus ou un Guinéen de moins qu’est-ce à dire vraiment, que cela survienne au pôle Nord ou dans les cloaques sans noms de Boiro ?
S’agissant de Sassine, cela a peut-être encore un sens pour les nombreux lecteurs de ses chroniques et de ses livres, et pour les âmes meurtries du pays réel. Les omniscients qui nous gouvernent ont, eux, j’imagine, de plus subtiles préoccupations. Tant mieux pour la mémoire du défunt et pour la survie de la littérature.
Quant à moi qui fus son ami et son compagnon d’exil et d’écriture, je viens de perdre un très grand Guinéen de la lignée des Diallo Telli et des Camara Laye !
Je peux mettre ma main au feu que ses livres nourriront les générations futures bien mieux que les bobards et les coups tordus des lascars qui, depuis 1958, nous divisent et nous ruinent sous le fallacieux prétexte de s’essayer à la politique.
Dors, l’ami ! Dors ! Sassine, tu auras été ce qu’il faut être et fait ce qu’il faut faire !
Ensuite, Dors l’ami, dors.
Avec Le Lynx
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